
Les ententes illicites en réponse aux marchés publics constituent une pratique anticoncurrentielle grave qui fausse le jeu de la concurrence et nuit à l’efficacité de la commande publique. Ce phénomène, qui consiste pour des entreprises à s’accorder secrètement sur leurs offres, représente un défi majeur pour les autorités de contrôle. Face à ces pratiques qui menacent l’intégrité des procédures d’appel d’offres, le législateur a mis en place un arsenal juridique dissuasif. Cet arsenal vise à détecter et sanctionner sévèrement les comportements collusifs, tout en incitant les entreprises à adopter des programmes de conformité.
Définition et caractéristiques des ententes illicites dans les marchés publics
Une entente illicite dans le cadre d’un marché public se caractérise par un accord secret entre plusieurs entreprises soumissionnaires visant à fausser le jeu normal de la concurrence. Ces pratiques anticoncurrentielles prennent généralement la forme d’une concertation préalable sur les prix ou d’une répartition des marchés entre les participants.
Les principaux types d’ententes rencontrés sont :
- Les soumissions de couverture : certaines entreprises soumettent volontairement des offres artificiellement élevées pour favoriser un concurrent
- La rotation des offres : les entreprises s’entendent pour remporter les marchés à tour de rôle
- La répartition de marchés : les entreprises se partagent les lots géographiques ou par type de prestations
- La suppression d’offres : des entreprises s’abstiennent de soumissionner ou retirent leurs offres
Ces pratiques ont pour effet de réduire artificiellement la concurrence et d’augmenter les prix payés par l’acheteur public. Elles portent ainsi atteinte à la bonne utilisation des deniers publics et au principe d’égalité d’accès à la commande publique.
Les ententes illicites se caractérisent par leur caractère occulte, ce qui les rend particulièrement difficiles à détecter pour les autorités de contrôle. Elles impliquent souvent des échanges d’informations confidentielles entre concurrents en amont de la procédure d’appel d’offres.
Ces pratiques sont prohibées tant par le droit de la concurrence que par le droit pénal. L’article L.420-1 du Code de commerce interdit « les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions » ayant pour objet ou effet d’empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur un marché. Le délit d’entente est par ailleurs sanctionné pénalement par l’article L.420-6 du même code.
Le cadre juridique applicable aux ententes dans les marchés publics
La répression des ententes illicites dans les marchés publics s’inscrit dans un cadre juridique complexe, à la croisée du droit de la concurrence, du droit de la commande publique et du droit pénal.
Au niveau du droit de la concurrence, l’article L.420-1 du Code de commerce prohibe de manière générale les pratiques anticoncurrentielles, dont font partie les ententes. Cet article s’applique pleinement aux ententes dans les marchés publics. L’Autorité de la concurrence est compétente pour sanctionner ces pratiques sur le fondement de cet article.
Le droit de la commande publique comporte également des dispositions visant à prévenir et sanctionner les ententes :
- L’article L.2141-8 du Code de la commande publique prévoit l’exclusion des procédures de passation des marchés publics pour les opérateurs économiques qui ont été sanctionnés pour entente
- L’article L.2141-9 du même code permet d’exclure les entreprises qui se sont rendues coupables de manœuvres frauduleuses
Sur le plan pénal, l’article 432-14 du Code pénal réprime le délit de favoritisme, qui peut être caractérisé en cas d’entente. Par ailleurs, l’article L.420-6 du Code de commerce sanctionne pénalement la participation personnelle et déterminante d’une personne physique à une pratique anticoncurrentielle.
Au niveau européen, l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prohibe les ententes ayant un effet sur le commerce entre États membres. La Commission européenne est compétente pour sanctionner les ententes de dimension européenne.
Ce cadre juridique permet une répression à plusieurs niveaux des ententes dans les marchés publics, avec des sanctions administratives, civiles et pénales. Il vise à assurer une dissuasion efficace tout en garantissant les droits de la défense des entreprises mises en cause.
Les mécanismes de détection des ententes illicites
La détection des ententes illicites dans les marchés publics représente un défi majeur pour les autorités de contrôle, du fait du caractère occulte de ces pratiques. Plusieurs mécanismes ont été mis en place pour améliorer le repérage de ces comportements anticoncurrentiels :
L’analyse des indices de collusion : les acheteurs publics et les autorités de contrôle sont formés à repérer certains « signaux d’alerte » pouvant révéler l’existence d’une entente, tels que :
- Des similitudes suspectes entre les offres de différents candidats
- Des écarts de prix anormaux entre les offres
- Des retraits d’offres inexpliqués
- Une rotation des attributaires sur plusieurs marchés successifs
Les enquêtes de l’Autorité de la concurrence : l’Autorité dispose de pouvoirs d’enquête étendus pour détecter les ententes, notamment :
- La possibilité de mener des visites et saisies (« dawn raids ») dans les locaux des entreprises suspectées
- Le pouvoir de demander la communication de documents et d’auditionner des témoins
- L’utilisation d’outils d’analyse de données pour repérer des anomalies dans les réponses aux appels d’offres
La procédure de clémence : ce dispositif permet à une entreprise participant à une entente d’en dénoncer l’existence aux autorités en échange d’une immunité totale ou partielle de sanctions. Il s’est révélé très efficace pour déstabiliser les cartels.
Le signalement par les concurrents évincés : les entreprises victimes d’une entente peuvent saisir l’Autorité de la concurrence ou porter plainte, ce qui déclenche une enquête.
La coopération entre autorités : les échanges d’informations entre l’Autorité de la concurrence, les services d’enquête judiciaires et les autorités de régulation sectorielles permettent de croiser les renseignements et d’améliorer la détection.
Ces différents mécanismes se complètent pour former un dispositif de détection de plus en plus performant. Toutefois, le caractère secret des ententes rend leur repérage toujours délicat et nécessite une vigilance constante des acteurs de la commande publique.
Les sanctions encourues par les entreprises participantes
Les entreprises participant à une entente illicite dans le cadre d’un marché public s’exposent à un arsenal de sanctions particulièrement dissuasives :
Sanctions administratives prononcées par l’Autorité de la concurrence :
- Amendes pouvant atteindre 10% du chiffre d’affaires mondial du groupe
- Injonctions de modifier certains comportements ou pratiques
- Publication de la décision de sanction aux frais de l’entreprise
Sanctions civiles :
- Nullité des contrats ou clauses illicites
- Dommages et intérêts au profit des victimes de l’entente (acheteurs publics, concurrents évincés)
Sanctions liées aux marchés publics :
- Résiliation du marché obtenu grâce à l’entente
- Exclusion des procédures de passation des marchés publics pour une durée maximale de 3 ans
Sanctions pénales (pour les personnes physiques ayant pris une part personnelle et déterminante dans l’entente) :
- Jusqu’à 4 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende
- Interdiction d’exercer une fonction publique ou une activité professionnelle
Le cumul de ces différentes sanctions vise à assurer une dissuasion efficace. Les amendes infligées par l’Autorité de la concurrence peuvent atteindre des montants considérables : en 2015, une amende record de 672 millions d’euros a été prononcée dans une affaire d’entente dans le secteur des produits d’entretien.
Au-delà de l’aspect financier, les conséquences en termes d’image et de réputation peuvent être désastreuses pour les entreprises sanctionnées. La publication des décisions de sanction et l’exclusion des marchés publics ont un impact durable sur leur activité.
Le dispositif de clémence permet toutefois aux entreprises qui dénoncent une entente d’obtenir une immunité totale ou une réduction substantielle d’amende. Ce mécanisme vise à déstabiliser les cartels en incitant leurs membres à les dénoncer.
Face à la sévérité des sanctions, de nombreuses entreprises mettent en place des programmes de conformité visant à prévenir les risques d’entente. Ces programmes incluent généralement des formations des salariés, des procédures de contrôle interne et des mécanismes d’alerte.
Vers une prévention renforcée des ententes dans la commande publique
Face à la persistance des ententes illicites malgré la sévérité des sanctions, les pouvoirs publics et les acteurs de la commande publique s’orientent vers une stratégie de prévention renforcée. Plusieurs axes sont privilégiés :
La sensibilisation et la formation des acheteurs publics : des guides pratiques et des formations sont proposés aux acheteurs pour les aider à détecter les indices de collusion dans les offres reçues. L’objectif est de faire des acheteurs publics de véritables « sentinelles » contre les ententes.
L’adaptation des procédures de passation : certaines bonnes pratiques permettent de réduire les risques d’entente, comme :
- L’allotissement des marchés pour favoriser l’accès des PME
- La limitation du recours à la sous-traitance, qui peut faciliter les ententes
- L’utilisation de techniques d’achat innovantes comme les enchères électroniques inversées
Le développement de la dématérialisation : la généralisation des procédures électroniques facilite l’analyse des offres et la détection d’anomalies grâce à des outils d’intelligence artificielle.
Le renforcement de la transparence : la publication systématique des données essentielles des marchés publics permet un meilleur contrôle par la société civile et les concurrents évincés.
L’incitation à la mise en place de programmes de conformité : l’Autorité de la concurrence encourage les entreprises à adopter des dispositifs internes de prévention des risques d’entente. Ces programmes peuvent être pris en compte comme circonstance atténuante en cas de sanction.
La coopération internationale : les échanges d’informations et de bonnes pratiques entre autorités de concurrence permettent d’améliorer la lutte contre les ententes transnationales.
Cette approche préventive vise à créer un environnement défavorable aux ententes, en complément de la répression. Elle implique une mobilisation de l’ensemble des acteurs de la commande publique : acheteurs, entreprises, autorités de contrôle et législateur.
La prévention des ententes s’inscrit dans une démarche plus large d’amélioration de l’intégrité et de l’efficacité de la commande publique. Elle contribue à restaurer la confiance des citoyens dans l’utilisation des deniers publics et à garantir une concurrence loyale entre les entreprises.