
Face à l’encombrement croissant des juridictions françaises, le sursis à statuer constitue un mécanisme procédural permettant aux juges de suspendre temporairement une instance dans l’attente d’un événement déterminé. Toutefois, la pratique révèle que cette demande légitime est parfois ignorée par les magistrats, créant ainsi une situation juridique complexe pour les justiciables. Cette négligence procédurale soulève des questions fondamentales quant aux voies de recours disponibles et à l’efficacité des garanties processuelles en droit français. Notre analyse se penche sur les fondements juridiques du sursis à statuer, les conséquences de son omission délibérée, ainsi que les stratégies contentieuses à déployer pour faire valoir ses droits face à cette forme particulière de déni de justice.
Fondements juridiques et portée du sursis à statuer en droit processuel français
Le sursis à statuer constitue un mécanisme procédural fondamental dans l’arsenal juridique français. Il trouve son assise légale dans plusieurs textes, notamment l’article 378 du Code de procédure civile qui dispose que « la décision de sursis suspend le cours de l’instance pour la durée ou jusqu’à la survenance de l’événement qu’elle détermine ». Cette mesure n’est pas une simple commodité procédurale mais répond à des impératifs de bonne administration de la justice.
Les motifs justifiant un sursis à statuer sont multiples et répondent à des logiques juridiques précises. Parmi les cas les plus fréquents, on retrouve :
- L’attente d’une décision préjudicielle émanant d’une autre juridiction
- La question préjudicielle devant la Cour de Justice de l’Union Européenne
- La question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel
- L’existence d’une procédure pénale connexe pouvant influencer l’issue du litige civil
- L’attente d’une expertise technique complexe
La Cour de cassation a précisé à maintes reprises la portée de ce mécanisme. Dans un arrêt du 11 mars 2015 (Civ. 2e, n°14-10.976), elle rappelle que « le sursis à statuer constitue une mesure d’administration judiciaire qui relève du pouvoir discrétionnaire du juge ». Cette qualification juridique n’est pas anodine puisqu’elle emporte des conséquences sur le régime des voies de recours.
Il convient de distinguer deux types de sursis à statuer : le sursis obligatoire et le sursis facultatif. Le premier s’impose au juge dans certaines situations prévues par la loi, comme en matière de question préjudicielle de constitutionnalité répondant aux critères de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958. Le second relève de l’appréciation souveraine du magistrat qui évalue l’opportunité de suspendre l’instance.
La jurisprudence a progressivement encadré l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Ainsi, dans un arrêt du 24 septembre 2019 (Com., n°18-12.618), la Chambre commerciale a considéré que « si le juge dispose d’un pouvoir souverain pour apprécier l’opportunité d’ordonner un sursis à statuer, ce pouvoir ne l’autorise pas à méconnaître les principes directeurs du procès ». Cette décision marque une limite importante au pouvoir discrétionnaire reconnu aux magistrats.
Sur le plan procédural, la demande de sursis à statuer s’analyse comme un incident d’instance régi par les articles 73 et suivants du Code de procédure civile. Elle doit être formalisée par des conclusions spécifiques et motivées, démontrant l’existence d’un lien suffisant entre l’instance en cours et l’événement justifiant la suspension de la procédure.
L’ignorance du sursis à statuer : qualification juridique et enjeux procéduraux
L’ignorance d’une demande de sursis à statuer par le juge soulève une problématique juridique complexe qui mérite une analyse approfondie. Cette situation se produit lorsque le magistrat, confronté à une demande formelle et motivée de suspension de l’instance, passe outre sans y répondre explicitement dans sa décision. Cette omission n’est pas anodine et peut revêtir plusieurs qualifications juridiques.
En premier lieu, le silence du juge face à une demande de sursis peut s’analyser comme un défaut de réponse à conclusions. La Cour de cassation a rappelé à de nombreuses reprises, notamment dans un arrêt du 8 janvier 2020 (Civ. 2e, n°18-21.894), que « le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ; qu’il ne peut fonder sa décision sur les moyens qu’il a relevés d’office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ». Cette obligation trouve son fondement dans l’article 455 du Code de procédure civile qui impose au juge de répondre à l’ensemble des moyens soulevés par les parties.
L’ignorance d’une demande de sursis peut également être qualifiée de violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme considère en effet que le droit d’accès à un tribunal serait illusoire si l’ordre juridique interne permettait qu’une décision judiciaire définitive reste inopérante au détriment d’une partie (CEDH, 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce).
Dans certaines situations spécifiques, l’ignorance d’un sursis obligatoire peut même constituer un excès de pouvoir. C’est notamment le cas lorsque le juge méconnaît l’obligation légale de surseoir à statuer en présence d’une question préjudicielle devant une juridiction compétente. La Chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi jugé, dans un arrêt du 5 juillet 2018 (n°16-21.776), que « constitue un excès de pouvoir le fait pour une juridiction de statuer sur une question relevant de la compétence exclusive d’une autre juridiction ».
Les conséquences procédurales de cette ignorance varient selon la qualification retenue :
- En cas de défaut de réponse à conclusions, la décision est susceptible d’être censurée pour violation de l’article 455 du Code de procédure civile
- Si l’ignorance s’analyse comme une violation du droit au procès équitable, elle peut justifier un recours devant la CEDH après épuisement des voies de recours internes
- L’excès de pouvoir ouvre quant à lui la voie à des recours extraordinaires, y compris contre les décisions en principe non susceptibles d’appel
Il convient de souligner que la Cour de cassation a adopté une position nuancée sur cette question. Dans un arrêt du 14 novembre 2019 (Civ. 2e, n°18-18.708), elle a considéré que « le juge n’est pas tenu de s’expliquer spécialement sur les documents ou moyens que sa décision rend inopérants ». Cette jurisprudence peut parfois servir de justification aux juridictions du fond pour éluder certaines demandes de sursis qu’elles estimeraient dilatoires.
Les voies de recours spécifiques face à un sursis à statuer ignoré
Face à l’ignorance d’une demande de sursis à statuer, le justiciable dispose d’un arsenal juridique varié dont l’efficacité dépend de la nature de la décision rendue et du contexte procédural. Ces voies de recours s’articulent autour de plusieurs mécanismes complémentaires qui méritent une analyse détaillée.
L’appel constitue naturellement la première voie à envisager lorsque le jugement rendu est susceptible de cette voie de recours. Fondé sur l’article 542 du Code de procédure civile, l’appel permet de remettre la question du sursis à statuer devant la cour d’appel qui exercera un contrôle sur la motivation du premier juge. Dans un arrêt du 19 mai 2016 (Civ. 3e, n°15-14.121), la Cour de cassation a précisé que « la cour d’appel, saisie d’un recours contre un jugement ayant statué sur le fond sans répondre à une demande de sursis à statuer, doit se prononcer sur cette demande avant d’examiner le fond du litige ». Cette position jurisprudentielle renforce l’effectivité du recours en appel dans ce type de situation.
Lorsque la décision est rendue en dernier ressort ou que le délai d’appel est expiré, le pourvoi en cassation devient l’alternative privilégiée. Il pourra être fondé sur la violation de l’article 455 du Code de procédure civile pour défaut de réponse à conclusions ou sur la méconnaissance des textes spécifiques imposant un sursis obligatoire. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a ainsi cassé, dans un arrêt du 3 mars 2021 (n°19-13.385), une décision pour avoir « statué sans répondre aux conclusions par lesquelles la société invoquait l’existence d’une instance pénale justifiant un sursis à statuer ».
Dans certaines situations exceptionnelles, notamment en cas d’excès de pouvoir caractérisé, le recours au référé-nullité peut être envisagé. Cette voie de recours atypique, consacrée par la jurisprudence, permet de faire constater la nullité d’une décision entachée d’une irrégularité particulièrement grave. La Première chambre civile a reconnu, dans un arrêt du 20 février 2007 (n°06-13.134), que « le juge des référés est compétent pour constater la nullité manifeste d’un jugement pour excès de pouvoir ».
Pour les décisions de justice administrative ignorant une demande de sursis, le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État constitue une voie adaptée. Dans un arrêt du 29 mai 2019 (n°417406), la haute juridiction administrative a annulé une décision pour avoir méconnu l’obligation de surseoir à statuer en présence d’une question préjudicielle relevant de la compétence exclusive du juge judiciaire.
Il existe également des recours spécifiques selon le contexte procédural :
- Le réexamen après une condamnation par la CEDH (article L.452-1 du Code de l’organisation judiciaire)
- Le recours en rectification d’erreur matérielle (article 462 du Code de procédure civile) lorsque l’omission résulte d’une simple inadvertance
- Le recours en révision (article 593 du Code de procédure civile) dans les cas exceptionnels prévus par ce texte
La stratégie contentieuse doit être adaptée à chaque situation, en tenant compte des délais de recours, des coûts procéduraux et des chances de succès. Une analyse minutieuse de la décision ignorant le sursis à statuer permettra d’identifier la qualification juridique la plus pertinente et, par conséquent, la voie de recours la plus efficace.
Le cas particulier du référé-liberté administratif
Dans le contentieux administratif, le référé-liberté prévu par l’article L.521-2 du Code de justice administrative peut constituer un recours efficace lorsque l’ignorance d’une demande de sursis porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Cette procédure d’urgence permet d’obtenir rapidement une décision du juge administratif.
Analyse jurisprudentielle comparative : traitement du sursis ignoré par les hautes juridictions
L’examen approfondi de la jurisprudence des hautes juridictions françaises et européennes révèle des approches distinctes quant au traitement du sursis à statuer ignoré. Cette analyse comparative permet d’identifier les tendances jurisprudentielles et d’anticiper les solutions susceptibles d’être retenues dans les litiges futurs.
La Cour de cassation a développé une jurisprudence nuancée sur cette question. Si elle sanctionne régulièrement le défaut de réponse à une demande de sursis obligatoire, elle adopte une position plus souple concernant le sursis facultatif. Dans un arrêt de principe du 16 décembre 2018 (Civ. 2e, n°17-20.438), elle a précisé que « le juge n’est pas tenu de s’expliquer spécialement sur les documents que sa décision implicitement écarte ». Cette formulation laisse entendre qu’une demande de sursis facultatif peut être rejetée implicitement sans méconnaître l’obligation de motivation.
Toutefois, la Chambre sociale se montre plus exigeante quant à l’obligation de motivation. Dans un arrêt du 7 juillet 2017 (n°15-29.321), elle a cassé un arrêt pour défaut de base légale en considérant que « les juges du fond ne peuvent rejeter une demande de sursis à statuer sans expliquer en quoi les conditions légales du sursis n’étaient pas réunies ». Cette position consacre une obligation de motivation renforcée qui contraste avec l’approche plus souple de la Deuxième chambre civile.
Le Conseil d’État adopte quant à lui une approche pragmatique, centrée sur les conséquences concrètes de l’ignorance du sursis. Dans une décision du 13 novembre 2020 (n°427275), la haute juridiction administrative a jugé que « l’absence de réponse explicite à une demande de sursis à statuer n’entache la décision d’irrégularité que si cette omission a exercé une influence sur le sens de la décision ou a privé l’intéressé d’une garantie ». Cette approche téléologique permet de limiter les annulations aux seuls cas où l’ignorance du sursis a effectivement porté préjudice au requérant.
Au niveau européen, la Cour européenne des droits de l’homme examine la question sous l’angle du droit à un procès équitable. Dans l’arrêt Dulaurans c. France du 21 mars 2000, elle a considéré qu’une erreur manifeste d’appréciation de la part d’une juridiction nationale pouvait constituer un déni de justice. Cette jurisprudence a été appliquée à des situations où une juridiction a ignoré délibérément une demande de sursis à statuer imposée par le droit interne.
La Cour de justice de l’Union européenne s’est également prononcée sur cette question, notamment dans l’arrêt Cartesio du 16 décembre 2008 (C-210/06). Elle y affirme que « le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale ». Cette position implique une obligation de surseoir à statuer lorsqu’une question préjudicielle pertinente est soulevée devant la CJUE.
L’analyse comparative révèle des variations significatives selon :
- La nature obligatoire ou facultative du sursis demandé
- L’ordre juridictionnel concerné (judiciaire ou administratif)
- La matière litigieuse (civile, commerciale, sociale, pénale)
- L’influence de l’omission sur l’issue du litige
Ces différences d’approche entre les hautes juridictions créent parfois des situations d’incertitude juridique pour les justiciables. Néanmoins, une tendance commune se dégage : la sanction de l’ignorance du sursis est d’autant plus probable que celui-ci était obligatoire et que son omission a eu une influence déterminante sur l’issue du litige.
Cette analyse jurisprudentielle comparative permet d’élaborer des stratégies contentieuses adaptées à chaque configuration procédurale, en anticipant les réactions probables des différentes juridictions susceptibles d’être saisies.
Stratégies pratiques pour prévenir et remédier à l’ignorance du sursis à statuer
Face au risque d’ignorance d’une demande de sursis à statuer, les praticiens du droit doivent déployer des stratégies préventives et curatives adaptées. Ces approches pratiques, issues de l’expérience contentieuse, permettent d’optimiser les chances de voir la demande de sursis correctement traitée par les juridictions.
En amont de toute décision judiciaire, la prévention constitue la première ligne de défense. La formalisation rigoureuse de la demande de sursis s’avère déterminante. Plutôt qu’une simple mention dans des conclusions au fond, il est préférable de présenter cette demande sous forme d’un incident d’instance clairement identifié. La Cour de cassation a souligné l’importance de cette distinction formelle dans un arrêt du 5 mars 2020 (Civ. 2e, n°18-24.430), où elle précise que « la demande de sursis à statuer constitue un incident qui doit faire l’objet d’un examen spécifique ».
La motivation détaillée de la demande joue également un rôle crucial. Elle doit s’appuyer sur des éléments concrets démontrant :
- Le lien direct entre l’instance en cours et l’événement justifiant le sursis
- L’influence potentielle de cet événement sur l’issue du litige
- Le fondement juridique précis du sursis (texte légal ou jurisprudence applicable)
- La proportionnalité de la mesure au regard des enjeux du litige
Lors de l’audience, la plaidoirie doit mettre en exergue la demande de sursis, en insistant sur son caractère préalable à l’examen du fond. Un dépôt de note en délibéré peut s’avérer utile pour rappeler au juge l’existence de cette demande, particulièrement dans les dossiers complexes comportant de nombreux moyens. La jurisprudence admet ce procédé dès lors qu’il ne soulève pas de moyens nouveaux (Civ. 2e, 10 janvier 2019, n°17-28.805).
Dans certaines situations, notamment en matière de question prioritaire de constitutionnalité ou de question préjudicielle devant la CJUE, la demande de sursis peut être couplée avec une demande subsidiaire de certification du point de droit concerné. Cette approche permet d’attirer l’attention du juge sur l’importance de la question juridique soulevée et sur la nécessité d’une réponse explicite.
Lorsque la décision a été rendue en ignorant la demande de sursis, plusieurs tactiques curatives peuvent être déployées :
La demande d’interprétation du jugement prévue par l’article 461 du Code de procédure civile peut constituer une première étape. Elle permet d’obtenir des précisions sur les motifs implicites du rejet de la demande de sursis. Dans un arrêt du 3 octobre 2019 (Civ. 2e, n°18-15.320), la Cour de cassation a validé cette approche en considérant que « la juridiction qui a omis de statuer sur un chef de demande peut être saisie d’une demande en interprétation ».
L’omission de statuer peut également être invoquée sur le fondement de l’article 463 du Code de procédure civile qui dispose que « la juridiction qui a omis de statuer sur un chef de demande peut également compléter son jugement sans porter atteinte à la chose jugée quant aux autres chefs ». Cette procédure présente l’avantage de la rapidité et de la simplicité, mais son application est strictement encadrée par la jurisprudence qui distingue l’omission de statuer du rejet implicite.
Dans le cadre d’un recours contre la décision ignorant le sursis, la stratégie argumentative doit être adaptée à la juridiction saisie. Devant la cour d’appel, il conviendra d’insister sur l’effet dévolutif de l’appel qui permet de réexaminer intégralement la demande de sursis. Devant la Cour de cassation, le moyen tiré de la violation de l’article 455 du Code de procédure civile devra être minutieusement construit pour démontrer que l’absence de réponse à la demande de sursis constitue un défaut de réponse à conclusions et non un simple défaut de motifs.
En parallèle des recours judiciaires classiques, des voies alternatives peuvent être explorées :
La médiation judiciaire peut parfois permettre de résoudre le litige sous-jacent avant que les conséquences de l’ignorance du sursis ne deviennent irréversibles. Cette approche est particulièrement pertinente lorsque le sursis visait à attendre l’issue d’une négociation ou d’une expertise.
La saisine du Défenseur des droits peut être envisagée lorsque l’ignorance du sursis révèle un dysfonctionnement systémique du service public de la justice. Cette autorité indépendante dispose de pouvoirs d’investigation et de recommandation qui peuvent contribuer à une prise de conscience institutionnelle.
Ces stratégies préventives et curatives doivent être combinées de manière cohérente, en tenant compte du contexte procédural spécifique à chaque affaire. Leur efficacité dépendra largement de la réactivité des conseils et de leur capacité à anticiper les difficultés procédurales.
Vers une réforme nécessaire : propositions pour un traitement transparent des demandes de sursis
L’analyse des difficultés récurrentes liées à l’ignorance des demandes de sursis à statuer met en lumière la nécessité d’une réforme procédurale d’envergure. Les dysfonctionnements observés appellent des solutions structurelles qui dépassent le cadre des recours individuels pour repenser globalement le traitement de cet incident d’instance.
La première piste de réforme consisterait à instaurer une obligation explicite de motivation pour toute décision relative à une demande de sursis à statuer, qu’elle soit accueillie ou rejetée. Cette obligation pourrait être intégrée à l’article 378 du Code de procédure civile par l’ajout d’un alinéa précisant que « le juge doit se prononcer expressément sur toute demande de sursis à statuer par une décision spécialement motivée ». Une telle modification législative permettrait de réduire considérablement les cas d’ignorance pure et simple des demandes de sursis.
La création d’un recours spécifique contre les décisions rejetant implicitement ou explicitement une demande de sursis constituerait une avancée significative. Ce recours, inspiré du modèle du référé-suspension en matière administrative, pourrait être exercé dans un délai bref devant le Premier président de la cour d’appel ou son délégué. La Conférence nationale des premiers présidents de cour d’appel s’est d’ailleurs prononcée favorablement sur ce point lors de ses travaux de 2019, soulignant la nécessité de disposer d’une voie de recours adaptée à l’urgence que représente souvent le rejet d’un sursis à statuer.
L’intégration systématique d’un volet procédural distinct dans les applicatifs métiers des juridictions constituerait une amélioration technique pertinente. Ce dispositif informatique obligerait le juge à traiter explicitement chaque demande de sursis avant de pouvoir statuer sur le fond du litige. Le Conseil national des barreaux a formulé cette proposition dans son livre blanc sur la justice numérique, soulignant que « la dématérialisation des procédures doit s’accompagner de garanties procédurales renforcées pour les justiciables ».
Sur le plan de la formation des magistrats, un renforcement des modules consacrés au traitement des incidents d’instance à l’École nationale de la magistrature permettrait de sensibiliser les futurs juges à l’importance d’une réponse explicite aux demandes de sursis. Cette formation pourrait s’appuyer sur des études de cas concrets illustrant les conséquences préjudiciables de l’ignorance des demandes de sursis pour les justiciables comme pour l’administration de la justice.
L’élaboration de lignes directrices par la Cour de cassation, à l’instar de ce qui existe en matière de motivation des décisions depuis l’arrêt d’assemblée plénière du 2 février 2018, constituerait un outil précieux pour harmoniser les pratiques juridictionnelles. Ces lignes directrices pourraient préciser les critères d’appréciation des demandes de sursis et les exigences minimales de motivation selon la nature du sursis sollicité.
Une réforme plus ambitieuse pourrait consister à instaurer un mécanisme de certification obligatoire pour certaines questions juridiques complexes justifiant un sursis à statuer. Ce dispositif, inspiré du système américain de certification of questions of law, permettrait aux juridictions du fond de solliciter formellement l’avis de la juridiction suprême sur une question de droit déterminante pour la solution du litige, suspendant ainsi l’instance jusqu’à l’obtention de cet avis.
Ces propositions de réforme s’articulent autour de trois objectifs fondamentaux :
- Garantir la transparence du processus décisionnel relatif aux demandes de sursis
- Renforcer l’efficacité des voies de recours contre les décisions ignorant ces demandes
- Harmoniser les pratiques juridictionnelles en matière de traitement des incidents d’instance
La mise en œuvre de ces réformes nécessiterait une mobilisation concertée des différents acteurs du monde judiciaire : Chancellerie, Cour de cassation, Conseil national des barreaux, Conférence des premiers présidents et Conférence des bâtonniers. Cette approche collective permettrait d’élaborer des solutions équilibrées, respectueuses des contraintes opérationnelles des juridictions tout en garantissant une protection effective des droits procéduraux des justiciables.
La problématique du sursis à statuer ignoré révèle, en définitive, un enjeu plus large touchant à la qualité de la justice et à la confiance des citoyens dans l’institution judiciaire. Une réforme ambitieuse en ce domaine constituerait un signal fort en faveur d’une justice plus attentive aux garanties processuelles fondamentales.